vendredi 22 décembre 2017

QH 23. Portrait de Jean-François Revel en faussaire de l'histoire

Quelques remarques sur un faux calomnieux forgé par Jean-François Revel contre un historien de moindre renom, Marc Vincent


Classement : 




Références
*Jean-François Revel, La Connaissance inutile, Paris, Grasset, 1988, pages 308-309
*Marc Vincent, Guide du professeur d’Histoire-Géographie de 3°, Paris, Bordas, 1980, pages 95 et 96 (sur l’auteur : voir notice BnF, lien)
*Jacques Marseille (dir.), Histoire Terminales, Paris, Nathan, 1989, page 59

Présentation
Au milieu des années 1980, Jean-François Revel (1925-2005) a préfacé un livre intéressant de Gérard Le Marec, Les Photos truquées (Editions Atlas, 1985) dans lequel sont fustigées les pratiques documentaires des régimes totalitaires, etc.
Il s’est toujours targué de faire partie des journalistes honnêtes et a dénoncé ceux qui avaient manipulé des citations pour, notamment, l’accabler, lui : voir par exemple, les développements (souvent convaincants) de La Nouvelle Censure (1977) dans laquelle il analyse la fortune de son livre La Tentation totalitaire (1976) dans les milieux de gauche.
Il se trouve qu’à l’époque où paraissait Les Photos truquées, il écrivait un livre,  La Connaissance inutile, qui contient au moins un exemple de citation manipulée pour accabler un historien, auteur de manuel, et à travers lui, l’ensemble des professeurs d’histoire-géographie, présentés comme des suppôts du communisme.

Texte 1 : Revel met en cause Marc Vincent
Extrait du chapitre « La trahison des profs », pages 308-309
[CONTEXTE : Après avoir évoqué la question de la partialité de l’enseignement en France depuis la fin du XIX° siècle, Jean-François Revel analyse, en se servant de communications faites lors d’un colloque sur « La perception de l’URSS à travers les manuels scolaires français » (1987), l’évolution idéologique (« marxisation ») de l’enseignement public. Puis il affirme que :]
« Tout se passe comme si, à un moment donné, qu’on peut situer dans les années 60, les professeurs, non contents d’être, comme nous tous, inconsciemment sous l’empire de leur idéologie, avaient consciemment décidé d’utiliser leur position de force à l’égard de la jeunesse pour combattre la civilisation libérale, et, à cet effet, pour réécrire l’histoire au lieu de l’enseigner, un peu comme au même moment, les magistrats de gauche s’arrogeaient licence de refuser la loi au lieu de l’appliquer. L’enseignement fait place à la prédication militante : ainsi, dans un livre du maître (c’est-à-dire un manuel destiné à guider le maître dans son enseignement), l’auteur (Vincent, Editions Bordas, 1980) donne aux professeurs les consignes suivantes :
 « On montrera qu’il existe dans le monde deux camps :
- l’un impérialiste et antidémocratique (USA) ;
- l’autre anti-impérialiste et démocratique (URSS),
en précisant leurs buts :
- domination mondiale par l’écrasement du camp anti-impérialiste (USA)
- lutte contre l’impérialisme et le fascisme, renforcement de la démocratie (URSS). »
Nous voilà fixés : les enseignants ont pour tâche non plus d’enseigner, mais de renverser le capitalisme et de barrer la route à l’impérialisme. »
[Souligné : la citation donnée par Revel comme texte de Marc Vincent ; en gras : formules les plus dénonciatrices de Revel]
Analyse
Si on suit Revel, on doit comprendre que Marc Vincent veut inculquer aux professeurs qui ont choisi le manuel Bordas, des idées anticapitalistes, antiaméricaines et prosoviétiques ; que Marc Vincent et un certain nombre de professeurs d’histoire-géographie seraient des agents au service d’un projet de révolution communiste. Concrètement, à bien y réfléchir, la situation paraît un peu alambiquée : nous aurions un organisateur (Marc Vincent) ordonnant (il « donne des consignes ») aux professeurs de prêcher (« prédication militante ») la révolution (« renverser le capitalisme ») à leurs élèves. On peut avoir des doutes sur l’efficacité d’une telle structure. Néanmoins, Jean-François Revel énonce son point de vue avec le plus grand sérieux, suggère de surcroît une généralisation (« les enseignants ont pour tâche ») de ce dont il donne un seul exemple ; je vais donc examiner cet exemple de façon détaillée.
Dès la première lecture, j’ai eu la certitude que son interprétation ne pouvait pas être correcte :
D’une part, les idées attribuées à Marc Vincent ne cadraient pas avec l’ambiance de l’année 1980. Peu de temps auparavant, Georges Marchais avait affirmé que le bilan de l’URSS était « globalement positif », ce qui signifiait aussi, malgré tout : « pas totalement positif » ; il est peu probable qu’après cela, même un communiste aurait soutenu, en direction d’un public politiquement divers, l’idée que ce bilan était, en quelque sorte, positif à 150 % ! L’engagement de l’URSS dans la guerre en Afghanistan ajoutait, après divers épisodes des années 1970, à son discrédit, y compris dans les salles des professeurs, où les communistes au sens strict étaient minoritaires (selon mon expérience personnelle).
D’autre part, le texte de Marc Vincent, tel qu’il est cité par Revel, présente des analogies (soulignées ci-dessous) avec un texte connu des professeurs enseignant l’histoire en Terminale : le discours prononcé par Andreï Jdanov lors de la fondation du Kominform, en 1947.

Texte 2 : discours de Jdanov au Congrès du Kominform, 1947
Cité dans le manuel de Jacques Marseille :
« Deux lignes politiques opposées se sont manifestées : à l’un des pôles la politique de l’URSS et des autres pays démocratiques qui vise à saper l’impérialisme et à renforcer la démocratie ; au pôle opposé la politique des Etats-Unis et de l’Angleterre qui vise à renforcer l’impérialisme et à étrangler la démocratie. Et, parce que l’URSS et les démocraties nouvelles sont devenues un obstacle à la réalisation des plans impérialistes de lutte pour la domination mondiale, une croisade est organisée contre elle. Cette croisade s’accompagne de menace d’une nouvelle guerre de la part des hommes politiques impérialistes les plus acharnés des Etats-Unis et de l’Angleterre. Ainsi, deux camps se sont formés dans le monde, d’une part le camp impérialiste et antidémocratique qui a pour but essentiel l’établissement de la domination mondiale de l’impérialisme américain et l’écrasement de la démocratie, et, d’autre part, le camp anti-impérialiste et démocratique dont le but essentiel consiste à saper l’impérialisme, à renforcer la démocratie, à liquider les restes du fascisme. […]
Dans ces conditions, le camp anti-impérialiste et démocratique se trouve dans la nécessité de s’unir, de se mettre librement d’accord sur un plan d’action commune, d’élaborer sa tactique contre les forces principales du camp impérialiste, contre l’impérialisme américain, contre ses alliés français et anglais, contre les socialistes de droite avant tout en Angleterre et en France. »
Communiqué publié en octobre 1947 après la conférence de Szklarska-Poreba (Pologne)

Texte 3 : Ce qu’écrit Marc Vincent à propos de Jdanov et de son discours
Voici ce que l’on trouve dans son livre du maître :
« Exploitation des documents
37 : La formation des blocs
[…]
4. La doctrine Jdanov
 Jdanov (1896-1948) avait dès 1915 adhéré au Parti bolchevik et s’était montré un fidèle compagnon de Staline ; il contribua en août 1939 au rapprochement germano-soviétique. Pendant la guerre, il assura la défense de Leningrad assiégée. En 1946 il devint « troisième secrétaire du parti » (après Staline et Malenkov) et joua un rôle déterminant dans la création du Kominform.
Le Kominform regroupe les représentants des Partis communistes d’URSS, des démocraties populaires, de France et d’Italie.
Du texte on fera tirer
- l’existence des deux camps impérialiste et antidémocratique (Etats-Unis), et anti-impérialiste et démocratique (URSS) ;
- et leurs buts : domination mondiale par l’écrasement du camp anti-impérialiste (Etats-Unis) et lutte contre l’impérialisme et le fascisme, renforcement de la démocratie (URSS).
Les anciens alliés sont devenus des antagonistes ; c’est la « guerre froide » qui s’installe entre eux. »
Analyse
La confrontation des textes confirme que :
1) La citation fournie par Revel n’est pas fidèle à l’original.        
2) Elle a bel et bien été manipulée, d’abord par extraction hors de son contexte (l’étude de la personnalité et du rôle d’Andreï Jdanov), et, plus gravement, par la transformation du début de la phrase : la formule « Du texte on fera tirer…. » devenant « On montrera…».

Conclusion
Je crois ne pas me tromper en affirmant que, page 309 de La Connaissance inutile, se trouve une citation truquée, truquage qui permet un changement d’attribution : ce qui est l’opinion, la « doctrine », de Jdanov (en 1947) est attribué par Jean-François Revel à Marc Vincent (en 1980).
Revel a fait un faux et fait usage de ce faux.

A suivre
*Commentaires sur le cas Revel



Création : 22 décembre 2017
Mise à jour :
Révision :
Auteur : Jacques Richard
Blog : Questions d’histoire
Page : QH 23. Portrait de Jean-François Revel en faussaire de l'histoire
Lien : http://jrichardterritoires.blogspot.fr/2017/12/portrait-de-jean-francois-revel-en.html








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