lundi 13 avril 2015

39. Gérard Noiriel 2 La loi de 1889 : origines

Quelques informations sur le livre Réfugiés et sans-papiers (1999) : analyse des énoncés relatifs à la loi du 26 juin 1889, concernant les origines de la loi


Classement : histoire ; droit ; France




Ceci est une suite de la page A propos du livre de Gérard Noiriel, Réfugiés et sans-papiers dans laquelle se trouvent les informations générales sur cet ouvrage et les pages qui y sont liées.
On trouvera le texte intégral de la loi de 1889 sur une page spécifique.
J’étudie ci-dessous certains passages du livre de Gérard Noiriel relatifs à la loi de 1889.

Vue d’ensemble
Ces passages se trouvent dans la seconde partie (« La construction sociale des identités nationales »), point 1) « La nationalisation des sociétés européennes, développement sur « L’identité française » (pages 84-92)
Au début de ce développement, il indique que la fin du XIXème siècle est marquée par « le début de l’intervention massive de l’Etat dans les affaires économiques, mais aussi dans les problèmes sociaux de la nation » (p. 84). Par conséquent, « la mise en œuvre de la politique protectionniste illustre un double mouvement […]. En même temps que l’Etat commence à s’ingérer dans la vie économique et sociale, s’opère un puissant processus d’intégration nationale », par exemple à travers une politique monétaire nationaliste (il reprend ici un développement de Karl Polanyi, pas très convaincant d’ailleurs, dans la mesure où le système monétaire est fondé sur l’étalon-or).
Puis il ajoute (page 85) : « J’insisterai davantage ici sur le rôle qu’a joué le droit dans ce processus de nationalisation de la société en liaison avec l’épanouissement de la démocratie politique. Le meilleur exemple est fourni par les péripéties qui accompagnent l’adoption de la loi sur la nationalité française de 1889. »
J’en viens donc aux citations concernant, ici, les origines de la loi de 1889.

Citation 1
Pages 85-86 : les avis divergents des juristes
« […] Le projet de loi déposé par le sénateur Batbie*, en avril 1882, avait comme but initial « de réunir et classer dans un ordre méthodique les textes de nos lois précédentes » sur le sujet. Ce souci de clarification fait écho aux interrogations de nombreux juristes. Dans son traité sur les naturalisations, Daniel de Folleville* avait souligné […] auparavant les incertitudes qui demeuraient dans la législation. Le principe de l’admission à domicile, comme étape transitoire vers la naturalisation, la possibilité accordée aux enfants d’étrangers de décliner la nationalité française à leur majorité, ont […] donné naissance à « une multitude d’individus qui établis en France de père en fils depuis un temps immémorial n’ont pas obtenu la nationalité proprement dite mais jouissent néanmoins de la possession d’état de français » (1). Folleville estime pour sa part que ces personnes sont toujours des étrangers et doivent se faire naturaliser. Mais d’autres juristes éminents affirment qu’ils sont français, en raison de l’ancienneté de leur présence sur le territoire national, du fait aussi qu’ils partagent, avec les citoyens, les charges collectives et qu’il « peut s’en trouver qui occupent en fait des emplois publics ou siègent soit dans les Assemblées parlementaires, soit dans les conseils municipaux par suite d’une erreur de leurs électeurs ; tout le monde les croyant français » (2)
(1) Daniel de Folleville, Traité théorique et pratique de la naturalisation, Maresq, 1880, p 97
(2) Delvincourt*, Traité de l’état des personnes*, p 190 sq cité par D. De Folleville, op. cit. ; signe que les préoccupations de nationalité s’étendent de plus en plus dans la société, les contestations à ce sujet se multiplient. A la Chambre un député évoque le cas d’un Français naturalisé expulsé comme prussien alors qu’il est électeur depuis 1856 et soldat en 1870 (Chambre des députés, débats parlementaires, 15 février 1882) ; les archives illustrent des problèmes du même genre ; en 1885 par exemple, une pétition est signée par les habitants d’une commune des Basses-Pyrénées en faveur de leur patron et de son fils, « considérés depuis toujours comme français » mais rayés des listes électorales trois ans auparavant par le maire ; cf. Mondonico, La loi du 26 juin 1889 sur la nationalité, maîtrise, Paris I, 1990 (dact.) »
Notes
*sénateur Batbie : Anselme Batbie (1828-1887), sénateur du Gers
*Daniel de Folleville (1842-1916) : juriste, député du Nord dans les années 1890 ; son livre Traité théorique et pratique de la naturalisation est disponible sur Gallica (page 97)
*Traité de l’état des personnes : Delvincourt est effectivement paraphrasé par de Folleville (page 97), mais il n’est pas l’auteur du Traité de l’état des personnes, ouvrage écrit par Jean-Baptiste Proudhon (1758-1838) ; cette erreur n’est pas le fait de de Folleville, mais de Gérard Noiriel !
*Delvincourt : de Folleville ne donne pas de référence précise ; il s’agit sans doute de Claude Etienne Delvincourt (1762-1831), auteur d’ouvrages de référence, notamment un Cours de code civil (Paris, 1819)
Remarques
Gérard Noiriel parle d’une situation juridique qui serait problématique au début des années 1880, dues aux « incertitudes qui demeuraient dans la législation », origine des « interrogations de nombreux juristes ». En fait de « nombreux juristes », il se réfère seulement à un ouvrage de Daniel de Folleville, qui lui-même évoque les thèses d’un autre juriste, « Delvincourt », malheureusement référencé de façon erronée.

Analyse
Une présentation superficielle
Si je laisse ces détails techniques de côté, je dois tout de même aussi constater que la présentation des dispositions législatives en vigueur en 1880 est très superficielle.
En effet, l’énoncé « la possibilité accordée aux enfants d’étrangers de décliner la nationalité française à leur majorité », ne correspond que partiellement à la situation juridique à cette date, qui est en fait régie par deux dispositions :
1) l’article 9 du Code civil de 1804, non modifié jusqu’en 1889, qui autorise les enfants nés en France d’un père étranger, à « réclamer la qualité de Français » à leur majorité (le cas le plus célèbre est celui d’Emile Zola en 1861) [l’article 9 concerne donc les enfants d’immigrés, « première génération » née en France] ;
2) une disposition introduite par la loi du 7 février 1851, selon laquelle les enfants nés en France d’un père étranger lui-même né en France (mais qui n'a pas fait usage de l’article 9) sont Français dès la naissance, mais peuvent renoncer à la nationalité française à leur majorité et prendre le statut d’étranger.
Avant 1851, l’article 9 s’appliquait aux enfants d’immigrés et, s’ils restaient étrangers, à leurs descendants ; à partir de 1851, l’article 9 ne concerne plus que les enfants d’immigrés tandis que les petits-enfants d’immigrés (deuxième génération née en France), ainsi que leurs descendants, sont concernés par la loi du 7 février 1851, selon laquelle le « choix par défaut » (si on ne fait rien) est de rester français.
Celle-ci renforce le « droit du sol », puisque le « choix par défaut » lié au lieu de naissance y est la nationalité française, et non pas le statut d’étranger, mais sans le rendre contraignant, ce qui reste conforme à la conception libérale et individualiste de la nationalité qu’a le Code civil de 1804 (à l’encontre de ce qu’aurait souhaité Napoléon).

La question des incertitudes juridiques
Si on prend ces éléments en considération, on ne voit pas bien où, vers 1880, peut se loger la moindre incertitude juridique : si un individu de la seconde génération né en France fait usage de la disposition de 1851 pour décliner la qualité de Français, il paraît inconcevable qu’il puisse ensuite être considéré « par erreur » comme Français ! De même pour ses enfants : Français de naissance, ou bien ils restent Français à 21 ans, ou bien ils font le choix de décliner : il n’y là aucune incertitude, puisqu’on a à chaque fois un choix individuel clairement exprimé en cas d’option pour la nationalité étrangère.
Ce qu’écrit Delvincourt (décédé en 1831) se réfère en fait à la  situation d’avant 1851, où l’article 9 s’appliquait à tous les descendants d’immigrés, dont le père avait fait le « choix par défaut » de rester étrangers. Mais l’ « incertitude » ne concerne pas le statut des personnes, qui, en cas de litige, est déterminé par un tribunal, mais la perception qu’en a « l’opinion publique », y compris éventuellement des gens revêtus d’une certaine autorité, mais pas en position de juge.
En tout état de cause, ce qu’écrit Delvincourt, que des descendants d’immigrés « sont français, en raison de l’ancienneté de leur présence sur le territoire national » (c’est-à-dire l’affirmation d’un « droit du sol » à l’ancienneté !) est en contradiction avec l’esprit du Code civil sur ce point (la nationalité se transmet par filiation et n’est pas liée de façon contraignante au lieu de naissance).
Un autre argument de Delvincourt, non cité par Gérard Noiriel, est que puisque selon le Code civil (article 17), un Français « parti sans esprit de retour » perd la nationalité française, il est logique de présumer qu’il en va de même pour une famille étrangère établie en France. C’est tout à fait logique, mais dépourvu de toute valeur en droit, puisque l’article 17 ne concerne pas les étrangers établis en France.
En fait, Delvincourt justifie l’idée qu’il faudra contraindre les étrangers à devenir Français s’ils veulent rester en France, mais pas l’idée que hic et nunc, ces étrangers « deviennent français » simplement par le fait de rester indéfiniment en France.

Deux cas individuels
Outre les opinions de deux juristes (mais celle de de Folleville paraît conforme à ce qu’énonce le Code civil et ses modifications, alors que celle de Delvincourt qui va à son encontre, ne se fonde pas sur des jugements positifs), Gérard Noiriel donne des exemples individuels, malheureusement mal documentés. 
En premier lieu, celui d’un étranger (probablement un Prussien d'origine) naturalisé Français qui aurait été traité comme un étranger. Cet exemple ne prouve absolument rien en ce qui concerne les enfants et descendants d’immigrés qui relèvent d’un autre processus que la naturalisation. Cela ne prouve pas non plus qu’il y ait « incertitude » juridique globale. Cela prouverait seulement que, dans ce cas, un statut juridique (Français par naturalisation) n’a pas été respecté par des autorités qui auraient dû le respecter. Il faudrait savoir pourquoi une telle erreur a été commise, si elle a ensuite été corrigée, etc.…mais il ne faut pas s'en servir pour prétendre que la loi n'est pas claire !
De même en ce qui concerne une famille (père et fils) des Basses-Pyrénées. Il prouve à coup sûr, soit que le maire de la commune a commis un abus de pouvoir ou une erreur d’interprétation, soit que les habitants de la commune ne connaissent pas la législation en vigueur, et attribuent la nationalité française en fonction de leur opinion. Mais on ne sait pas par exemple : si le père est né en France ou à l’étranger ; dans le premier cas, si le fils a décliné la nationalité française, dans le second s’il a opté pour elle, s’il a subi la conscription…
Faute de ces détails triviaux, il est difficile d’accorder une grande valeur à ces cas.

La question des « lignées étrangères » en France
La formulation de Daniel de Folleville (« individus établis en France de père en fils depuis un temps immémorial ») est excessive, puisque ce « temps immémorial » remonte au plus à 1804, mais, si on en croit les sources d’époque, il semble bien que, notamment à cause du service militaire, les enfants d’immigrés n’aient pas réclamé en général la nationalité française, et qu’après 1851 leurs descendants l’aient déclinée, de sorte qu’il y avait dans certaines régions un nombre assez élevé de familles étrangères installés de longue date en France, situation qui résulte logiquement d’un système où seul est contraignant le « droit du sang ».

Citation 2
Page 86-87 : le rapport Camille Sée (7 juin 1883)
« Prudents, les sénateurs décident de consulter le Conseil d’Etat. […] Dans son rapport du 7 juin 1883, Camille Sée* écrit […] : /// « La nationalité de droit* a été adoptée par les peuples nouveaux dont la population s’accroît par des immigrations venues de tous les points du globe (…). La situation de la France est bien différente. Les étrangers qui veulent acquérir la qualité de Français et qui viennent chez nous avec l’intention de changer de nationalité sont peu nombreux. » D’où la proposition du Conseil d’Etat de lever les ambiguïtés du Code civil à propos de l’acquisition de la nationalité en renonçant complètement au « droit du sol » pratiqué sous l’Ancien Régime. »
Notes
*Camille Sée (1847-1919) : député de la Seine de 1876 à 1881, puis membre du Conseil d’Etat
*nationalité de droit : Camille Sée veut sans doute dire « acquisition de la nationalité par la naissance sur le territoire du pays d’accueil » (type Etats-Unis)
Remarques
Gérard Noiriel emploie ici l’expression « ambiguïtés du Code civil », qui n’est pas plus appropriée que « incertitudes ».
Le rapport de Camille Sée (pour autant que l’extrait cité reflète l’ensemble) semble se situer dans la perspective libérale du Code civil : puisque les étrangers qui viennent en France ne veulent pas devenir français, on ne doit pas les y forcer… Son raisonnement (opposition entre les pays d’immigration outre-mer et la France) est absurde, parce que si la France attire des étrangers en assez grand nombre, elle est dans une situation analogue à celle de ces pays d’outre-mer.
Toujours est-il que le Conseil d’Etat, suivant ou amplifiant le point de vue de Sée, semble s’être orienté vers la liquidation de tout élément de « droit du sol ».
Gérard Noiriel parle du « "droit du sol" pratiqué sous l’Ancien Régime », ce qui est inapproprié ; ce que vise le Conseil d’Etat, c’est évidemment le droit du sol tel qu’il existe à cette époque en France (l’article 9 du Code civil et loi de 1851).
Il n’y aurait plus pour les étrangers et leurs descendants nés en France d’autre solution pour devenir français que la naturalisation (par demande individuelle). Cela ne résoudrait du reste pas le problème des « communautés étrangères de longue date ».
De nouveau, on se trouve en face d’une information insuffisante.

Citation 3
Page 87-88 : le point de vue d’Antonin Dubost
« Quelques années plus tard, le député Antonin Dubost*, rapporteur du projet de réforme du droit de la nationalité, souligne les carence de la vénérable institution : « Le Conseil d’Etat partant d’un point de vue doctrinal absolu en déduisait des conséquences rigoureusement logiques sans doute », mais sans rapport avec la situation sociale. En 1882, Dubost avait lui aussi critiqué le Code civil au sujet de la nationalité, mais il en tirait des conclusions […] opposées à celles des sénateurs. Le Code civil, en permettant aux étrangers de répudier la nationalité française à leur majorité, conduit selon lui à un double préjudice pour la société française. D’une part, il prive l’armée française de dizaines, voire de centaines de milliers de conscrits, […] (1). /// D’autre part, cette situation pénalise les Français sur le marché du travail, les patrons recrutant plus volontiers des étrangers que des jeunes du pays qui peu de temps après les abandonneront pour effectuer leur service militaire. »
(1) Ce recul ayant pris en Algérie des proportions considérables, non par rapport aux indigènes, mais comparativement aux immigrants des pays voisins, Italiens et Espagnols surtout, en passe de devenir plus nombreux que les Français dans cette colonie. »
Notes
* Antonin Dubost (1842-1921) : député de l’Isère de 1880 à 1897
Remarques
On retrouve ici un énoncé (« Le Code civil, en permettant aux étrangers de répudier la nationalité française à leur majorité ») dont le caractère approximatif a été évoqué plus haut. 
Le reste ne pose pas de problème.

Conclusion
En fin de compte, la plus grande partie des trois citations ci-dessus n’apporte rien au sujet proposé au départ (le rôle du droit dans la « nationalisation » de la société française). Seule la troisième est vraiment appropriée, mais il ne s’agit pas tant de droit que de politique. 
Ce qui concerne le débat des juristes et le point de vue du Conseil d’Etat, c'est-à-dire le conflit entre tenants du « droit du sol » et du « droit du sang », est d’autant moins utile que le traitement en est très superficiel.



Création : 13 avril 2015
Mise à jour : 
Révision : 15 septembre 2017
Auteur : Jacques Richard
Blog : Territoires
Page : 39. Gérard Noiriel 2 La loi de 1889 : origines
Lien : http://jrichardterritoires.blogspot.fr/2015/04/gerard-noiriel-2-la-loi-de-1889-origine.html








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